Article de DSK à lire !
Europe : faire entendre notre voix, par Dominique
Strauss-Kahn
Article paru dans l'édition du 06.02.07
Il faut prendre la mesure de l'événement, considérable. Le 26 janvier, pour la
première fois depuis cinquante ans, les principaux pays européens se sont
réunis sans la France pour évoquer l'avenir de l'Europe.
Pendant ce temps, la France se tait. Après un accès de
courroux, ou de mauvaise humeur, elle tente de minimiser la rencontre. De faire
comme si l'Europe n'existait plus, comme si, dans un monde de plus en plus
incertain et dangereux, le devenir de notre pays pouvait s'imaginer sans une Europe
forte.
Cette politique de l'autruche ne peut plus durer.
Je comprends la volonté des pays réunis à Madrid de
voir leur propre vote, différent du nôtre, respecté. Pourtant, la réunion de
Madrid, sans la France, est un précédent désastreux. Laissera-t-on l'Allemagne
penser qu'elle doit se tourner vers d'autres partenaires privilégiés pour
avancer ? Laissera-t-on la dynamique Espagne se convaincre que le voisin du
nord des Pyrénées est défaillant ? Laissera-t-on l'Italie que nous avons
emmenée avec nous dans l'euro croire que décidément rien ne viendra plus de
Paris ?
Il est plus que temps que la France parle. Il s'agit
de rétablir la confiance des Français dans la marche de l'Union tout autant que
de faire savoir à nos partenaires que la France a un projet d'avenir pour
l'Europe qu'elle entend discuter, négocier, partager, dans la confiance due à
ses partenaires européens, mais aussi dans l'exigence qu'imposent les attentes
du peuple français.
La négociation sera rude, âpre, comme toujours. Ce
sera du donnant-donnant. Mais rien n'est pire que l'absence et le silence, qui
laissent s'installer le doute sur la volonté de vivre et de construire
ensemble. Il ne s'agit pas de consentir à je ne sais quel reniement devant les
dix-huit pays qui ont ratifié le projet de traité constitutionnel et qui se
sont réunis le 26 janvier à Madrid, d'exprimer une nostalgie ou une volonté de
revanche sur le vote du 29 mai 2005. La décision du peuple français rejetant ce
projet de traité doit évidemment être pleinement assumée.
Elle comportait certes une forte composante nationale
de rejet du président de la République, de son gouvernement et de sa majorité.
Mais le vote des Français, de ceux qui ont voté non, portait aussi,
fondamentalement, une profonde insatisfaction à l'égard de l'Europe telle
qu'elle se construit aujourd'hui. Une Europe insuffisamment démocratique ; une
Europe aux frontières trop floues ; une Europe trop molle face aux dérives de
la mondialisation ; une Europe trop chiche face aux inégalités de développement
économique et social ; une Europe trop silencieuse face aux désordres du monde.
Une bonne partie de ceux qui ont voté oui, comme moi, n'ignoraient pas ces
insuffisances.
Les partenaires européens qui ont ratifié le projet de
traité constitutionnel doivent et devront entendre cela : le peuple français a
rejeté ce projet. Rien ne pourra être fait comme si cette décision n'avait pas
été prise. Nous ne pourrons pas accepter un nouveau vote de ce projet. Nous ne
pourrons pas nous contenter de quelques habillages de circonstance. Cette
aspiration à un autre cours européen doit être portée avec fierté, enthousiasme
et rigueur, dans une négociation sérieuse et fondatrice avec nos partenaires.
Mais pour que la négociation se noue, encore faudrait-il que nos partenaires
sachent ce que nous voulons. C'est ce qu'attendent tout particulièrement nos
amis allemands, qui tenteront dans les prochaines semaines, présidant l'Union
européenne, de relancer le projet commun. Celles et ceux qui croient que le
silence peut être fait sur le débat européen se trompent. Ni les Français, ni
les autres Européens, ni même les peuples du Sud qui attendent de l'Europe
qu'elle assume ses responsabilités, ne le pardonneraient.
Il nous faudra entendre, comprendre ce qui, dans le
projet initial de traité, est le plus indispensable à nos partenaires et pourra
être acceptable par le peuple français. Chacun sait bien par exemple qu'une
clarification des compétences entre l'Union et les Etats membres est
indispensable pour un Etat fédéral comme l'Allemagne ou fortement décentralisé
comme l'Espagne. Cette démarche permettrait dans le même temps de répondre au
souci des Français de voir respecter l'identité nationale.
Chacun sait aussi que nombreux sont nos partenaires
qui souhaitent disposer d'une véritable diplomatie européenne, avec un ministre
européen des affaires étrangères doté de services propres. Cela correspond au
souhait des Français de voir l'Europe porter, pacifiquement, les valeurs de
paix, de développement et de démocratie, et contribuer à un monde plus
équilibré, alors que menace le choc des civilisations, nourri à la fois par la
montée du terrorisme et par l'unilatéralisme de l'administration Bush.
Il nous faudra surtout savoir, et faire savoir à nos
partenaires, ce que le peuple français attend pour adhérer à nouveau au projet
européen et, à terme rapproché, à un traité. J'ai la conviction, comme la
chancelière Angela Merkel, que la réforme institutionnelle est indispensable,
que le processus doit être achevé avant les élections européennes de 2009, et
qu'un nouveau revers serait pour l'Europe un échec historique.
La France aurait dû être présente à Madrid le 26
janvier. Elle aurait pu y faire valoir cinq ambitions pour retrouver le chemin
de la construction de l'Europe :
- plus de démocratie pour l'Europe, car la
contradiction entre l'extension des compétences de l'Union, d'une part, et son
fonctionnement largement encore technocratique, d'autre part, est devenue
intenable. Le Parlement européen doit, avec des pouvoirs accrus, être au coeur d'une
nouvelle démocratie européenne. En défaisant la directive Bolkestein sur les
services, il a fait la démonstration de sa capacité à entendre les aspirations
des Européens ;
- des moyens budgétaires sérieux pour réduire les
inégalités de développement dans l'Europe élargie, lutter contre le dumping
social, fiscal et environnemental, soutenir les politiques d'avenir pour la
connaissance, l'énergie, le développement durable et le développement au sud de
la Méditerranée, notamment pour maîtriser les flux migratoires ;
- un gouvernement économique de l'Europe permettant de
remettre la croissance et l'emploi au coeur de la politique économique en
accompagnement de la monnaie commune ;
- de nouveaux droits sociaux pour les Européens, à
travers l'intégration de la Charte des droits fondamentaux, mais aussi la
reconnaissance des services publics ou la création d'un salaire minimum dans
chaque pays de l'Union. Le prochain traité devra être un traité social ;
- une clarification des frontières de l'Europe, les
prochains élargissements devant être précédés par un approfondissement et une
plus grande efficacité du projet européen. Avant de continuer à élargir - ce
qui m'apparaît toujours souhaitable à terme pour les Balkans et la Turquie -,
il faudra avoir retrouvé l'adhésion des Français et de tous les Européens au
projet commun.
Tous ces éléments doivent être discutés, négociés avec
nos partenaires, très rapidement. La France ne peut continuer à être
silencieuse. Elle ne peut laisser faire sans elle. Ce n'est pas ce que les
Français ont voulu. Pour la France, pour l'Europe, il est temps de parler et de
se remettre au travail. Le temps des propositions précises pour la relance de
l'Europe politique viendra, aujourd'hui j'en appelle au réveil des voix
européennes en France.
Dominique Strauss-Kahn est ancien ministre.