Les Verts enfin dans la bataille
L'hésitation des Français face à la
Constitution est parfaitement légitime. Légitime avant tout la méfiance
de la «France d'en bas». On leur a tellement menti depuis l'Acte unique
et Maastricht, censés créer des dizaines de millions d'emplois, depuis
Amsterdam et Nice, censés doter l'Europe de la superstructure politique
qui manquait à Maastricht... L'Europe que connaissent les ouvriers, les
employés, les petits paysans, c'est l'Europe de l'austérité, du
chômage, de la destruction des services publics au nom de la libre
concurrence.
Comment faire comprendre aux victimes de l'Europe
de Maastricht et de Nice que la Constitution leur offre des armes
contre cette Europe qu'ils détestent ? Comment leur faire admettre
qu'on ne vote pas contre l'Europe de Maastricht et de Nice par un non
qui maintient ces traités ? Comment les convaincre, face au
bombardement du sottisier du camp du non («la Constitution, c'est le
rétablissement de la peine de mort, l'interdiction de l'avortement, la
fin de la laïcité, la directive Bolkestein...») ? Comment leur
faire réaliser qu'on ne négociera pas un meilleur traité, quand presque
toute la gauche européenne hors de France est pour le oui, quand
presque tout le camp du non, en Europe, est ultralibéral et
souverainiste ?
Tout aussi compréhensible, quoique
beaucoup moins légitime, est l'opposition d'une partie de la France
d'en haut, le non des «bacs + 4 et plus», des ténors de la
social-démocratie tels Laurent Fabius, de ses économistes tels
Jean-Paul Fitoussi. Ceux-là, après avoir négocié, voté, signé, défendu
l'Acte unique et les traités de Maastricht, Amsterdam et Nice,
appellent à voter non, c'est-à-dire à en rester à ces traités dont ils
sont les pères. Cette résistance, de la part de ceux qui avaient
accepté Maastricht et Nice, traités intergouvernementaux, mais qui
refusent la Constitution, premier vrai pas vers une Europe politique,
traduit le point exact du basculement de la question nationale dans le
capitalisme du XXIe siècle.
De ce point de vue, le débat
français n'est pas isolé. A l'initiative des présidents Lula et Chavez,
l'Amérique latine s'est elle-même lancée, le 8 décembre à Cuzco, dans
un processus d'unification faisant explicitement référence à la
Constitution européenne. Aujourd'hui, face à la globalisation des
marchés, la politique nationale est impuissante. Il nous faut un espace
politique à la dimension même de l'espace économique, un espace
politique démocratique pour contrer le pouvoir du marché et des
multinationales. Aujourd'hui, cet espace a la dimension des continents,
d'où le succès de ces vastes espaces politiques intégrés que sont les
Etats-Unis, la Chine et l'Inde.
Bien des hommes et des femmes
de gauche, de la France d'en haut et de la France d'en bas, sont prêts
à l'admettre. Le problème, c'est que la transition vers cet espace
politique implique deux étapes, la seconde étant plus difficile que la
première. Jusqu'ici, nous avons accepté de construire une Europe
intergouvernementale, c'est-à-dire une Europe où chaque nation se
réservait de pouvoir faire jouer des clauses de sauvegarde à son
profit. Le traité de Nice est venu couronner cette Europe politique
frileuse : l'Europe des nations. Cette Europe-là, parce qu'elle offre à
chaque gouvernement un droit de veto pour préserver «ses avantages
comparatifs», est en fait une prime au dumping social, écologique,
fiscal. Pour aller plus loin, il faut franchir une nouvelle étape,
celle où la représentation directe des citoyens (le Parlement européen)
acquiert le pouvoir d'imposer sur l'ensemble du continent l'égalité
fiscale, la protection des travailleurs, des consommateurs et de
l'environnement.
Le traité établissant une Constitution
européenne (TCE) représente un pas limité mais décisif dans la
transition de l'Europe des nations à la véritable Union européenne,
fondée sur une communauté de citoyens.
Il élargit considérablement la règle de la majorité au Conseil et de la codécision avec le Parlement.
Il confère au Parlement européen un contrôle sur l'ensemble des dépenses budgétaires, y compris la politique agricole commune.
Il offre aux citoyens européens, sur la base d'un million de signatures
au moins dans plusieurs pays, un pouvoir d'initiative législative.
Cette Constitution d'un espace politique européen direct (sans passer
par le filtre du relais national), c'est cela qui fait peur, en
particulier aux élites intellectuelles qui tiennent leur pouvoir de
l'Etat-nation, à la «noblesse d'Etat» qui les représente. C'est le
fameux article VI qui reconnaît que la loi européenne ainsi votée
s'impose aux lois nationales.
Eh bien, disons le clairement, si
nous n'acceptons pas ce processus d'unification, si nous restons des
petits Etats désarmés se chamaillant face à la force unifiée du marché
et du profit, il est inutile à l'avenir de parler d'Europe sociale,
fiscale ou écologique.
Seul, aujourd'hui, Jean-Pierre
Chevènement a le courage de le dire : il vote non parce qu'il préfère
Nice au traité constitutionnel, comme il a voté non à Maastricht parce
qu'il préférait la souveraineté française à l'Europe des nations.
J'ai voté non à Maastricht pour la raison inverse : pas assez
fédéraliste face au pouvoir du marché, et pour cette même raison je
voterai oui au traité constitutionnel européen qui est un grand pas
vers l'Europe politique, vers la souveraineté populaire à l'échelle
européenne. La position «oui à Maastricht et à Nice, non au traité
constitutionnel européen», quand elle émane de cadres politiques et
intellectuels, traduit, elle, une ligne bien construite : nous voulons
bien de l'Europe économique et monétaire, mais l'Europe politique ?
Terminus, on en reste là. C'est-à-dire au traité de Nice qui n'autorise
au mieux que le traitement compassionnel local des blessures de la
guerre économique globale, le social-libéralisme.
La Constitution ne nous «donne»
pas l'Europe sociale. Elle nous donne les moyens politiques de la
conquérir. C'est pourquoi elle ne peut être qu'un premier pas, que
relaieront les campagnes pour des millions de signatures, que
relaieront les députés européens. Le oui ne peut être qu'un oui de
combat.
Alain Lipietz
Député européen (Verts, F)