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Journal d'un Chou
9 mars 2005

Hommage à un homme d'Etat

Messieurs Chirac, Bush et Schröder, merci. Aslan Maskhadov, président élu sous contrôle international de la Tchétchénie, est mort. Assassiné.

Le plan des autorités russes a réussi : les voilà seules face à Chamil Bassaev, leader extrémiste formé par elles et maintes fois par elles épargné, de Boudienovsk au Daghestan. M. Poutine, l'agent soviétique qui passe ses vacances en compagnie de MM. Schröder et Berlusconi, se retrouve face à un autre lui-même, un terroriste qui n'a pas encore sa trempe mais déjà sa cruauté. Le massacre va pouvoir continuer, et les attentats reprendre.

Aslan Maskhadov venait de décréter un cessez-le-feu unilatéral et de proclamer qu'il représentait les valeurs de l'Occident et non celles de l'islamisme radical. Ce cessez-le-feu d'un mois avait été respecté par l'ensemble des boeviki - combattants tchétchènes -. Maskhadov avait montré sa force. C'était le moment de le tuer. Pour empêcher que l'esprit des "révolutions permanentes" que notre ami le tsar abhorre ne gagne le Caucase nord.

Pas un dirigeant occidental n'a osé appeler le Kremlin à négocier avec le seul leader légitime d'un peuple martyr et héroïque. Souvenez-vous du commandant Massoud en Afghanistan. Il avait résisté aux Russes puis aux islamistes ; il fut abandonné par les démocraties et assassiné, au profit de Ben Laden. Bis : pas un de nos représentants n'a contredit Vladimir Poutine lorsqu'il assimilait la résistance militaire des indépendantistes tchétchènes au terrorisme international. Au contraire, Chirac et Schröder ont proclamé le maître du Kremlin archange de la paix, eu égard à ses sympathies envers Saddam Hussein. C'était un chèque en blanc, et l'homme du KGB vient de l'utiliser.

Dénués de morale, nos dirigeants manifestent de surcroît une remarquable imbécillité politique. Quel dirigeant va maintenant pouvoir calmer ces milliers de torturés qui ne rêvent que de vengeance ? Quel leader sera en mesure de négocier si les Russes ne se rendent un jour compte de la folie meurtrière qui les habite ? Comment trouver dans cette jeune génération qui n'a connu que la guerre et l'oppression un homme de la stature et de la tempérance de Maskhadov ? La Tchétchénie va s'enfoncer plus encore dans l'horreur. Elle ne plongera pas seule.

Qui retenait les combattants fous de douleur de faire sauter une centrale nucléaire en Russie ? Des services secrets corrompus ? Evidemment pas. Qui contenait l'influence de Bassaev, cet ex-agent du GRU, les services spéciaux de l'armée russe, au sein de la résistance tchétchène ? Qui, sinon Aslan Maskhadov ?

Yasser Arafat mourant a eu droit à tous les honneurs de la France et de l'Europe. Le président tchétchène, qui n'a jamais appelé au meurtre des civils, lui, mourra seul, comme il a combattu. Délaissé par le monde, isolé dans ses montagnes rebelles, voyant son peuple massacré dans l'indifférence générale, Maskhadov condamna sans condition la prise d'otages du théâtre de Moscou et l'horreur de Beslan, offrant de venir sur place interdire le massacre des innocents. Comme il avait stigmatisé d'emblée les attentats du 11-Septembre.

Héros indépendantiste, il a proposé un plan de paix antiterroriste qui remettait à plus tard la question de l'indépendance. Au nom de la paix. Ce plan prévoyait la démilitarisation des combattants sous contrôle international. L'ONU, l'UE, l'OSCE, l'OTAN et tous les "machins" censés préserver la paix des peuples et garantir l'autodétermination des nations n'ont pas même daigné discuter de ce plan vieux de trois ans et sans cesse réitéré.

Malgré les camps de filtration, les opérations de nettoyage, les viols et vols, la mort de près du quart de sa population - imaginez, en Italie ou en France, une saignée de 10 à 15 millions d'individus -, l'exil d'autant de civils apeurés, la Tchétchénie résiste, tant à la barbarie des Russes qu'aux sirènes du fanatisme religieux. Pourquoi tant d'acharnement contre un peuple d'un million de personnes (autrefois) ? Si peu de compassion ?

L'obstination de Moscou ne relève ni de motifs stratégiques ni de simples intérêts énergétiques. La principale raison de trois siècles de guerre coloniale et de cruauté russe au Caucase est pédagogique. Les grands poètes russes l'avaient repérée : il s'agit de faire un exemple et d'enseigner aux Russes eux-mêmes ce qu'il en coûte de ne pas obtempérer aux oukases. En 1818, le général Ermolov livrait à Nicolas Ier la clé de ce combat : "Ce peuple tchétchène inspire par son exemple un esprit de rébellion et d'amour de la liberté jusque dans les sujets les plus dévoués de Votre Majesté." Poutine a traduit en ses termes de sous-officier soviétique les leçons de l'impérialisme tsariste : il faut "buter jusque dans les chiottes" ces éternels rebelles. Alors oui, Aslan Maskhadov avait du sang sur les mains, comme tous les résistants de France et d'ailleurs. Il combattait un ennemi armé et guidé par des pulsions génocidaires. De nos jours, il ne fait pas bon être un résistant, un vrai. Il est aussi mort de nos incapacités lexicales. Nous parlons de génocide à cor et à cri sauf lorsque s'en produit un véritable, comme au Rwanda en 1994. Nous qualifions de "résistants"les salafistes ou saddamistes qui égorgent les agents électoraux et les votants en Irak, mais refusons de désigner ainsi les combattants de la liberté qui n'acceptent pas la disparition de leur peuple. En refusant de le nommer pour ce qu'il est, un président et un patriote, les dirigeants occidentaux ont consenti d'avance à son assassinat.

Il m'aimait bien. Pendant mes pérégrinations en Tchétchénie (juin 2000) nous ne pûmes vraiment discuter : à trois reprises nos rencontres furent interrompues par les bombes. Je lui transmis mes questions. Il me répondit par cassette une très longue lettre, où il dénonçait l'islamisme, pour conclure : "Jamais dans une Tchétchénie libre une femme tchétchène ne sera obligée de porter le voile."

A la fin de sa dernière nouvelle, Hadji Mourat,Tolstoï peint, en forme de testament littéraire et politique, une scène hallucinée : on apporte sur un plateau à un tsar veule la tête coupée du noble chef tchétchène. Aslan Maskhadov est mort hier dans le village de Tolstoï, Iourt. La Tchétchénie a perdu son de Gaulle. Nous avons perdu, encore un peu plus, notre honneur.

 

André Glucksmann est philosophe.

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